Trajan, la nostalgie des camps et la fin d’un grand empereur

Empire romainUne fois terminée ce qu’il estimait être son devoir de reconstruction, Trajan fut pris de la nostalgie des camps, et, bien que proche de la soixantaine, âge conséquent à cette époque, il se mit en tête de compléter l’œuvre de César et Antoine en Orient, en reculant les frontières de l’Empire au-delà de la Méditerranée. Il y réussit parfaitement, après une marche triomphale à travers la Mésopotamie, la Perse, la Syrie, l’Arménie, toutes devenues provinces romaines. Il construisit aussi une flotte pour la mer Rouge, et pleura d’être trop vieux pour s’y embarquer et partir à la conquête de l’Inde et de l’Extrême-Orient.

Cela dit, pour revenir aux provinces fraîchement annexées, c’étaient des pays où il ne suffisait pas de laisser des garnisons pour y établir un ordre durable. La preuve, Trajan n’était pas encore de retour que des révoltes éclatèrent un peu partout dans son dos. Furieux, et retrouvant son esprit guerrier, il voulut rebrousser chemin pour apaiser les tensions, mais il fut retenu par l’hydropisie, maladie qui se manifeste par des œdèmes généralisés. Il envoya donc à sa place Lucius Quietus (prince maure romanisé mort en 118) et Marcius Turbo (né en Dalmatie et mort après 138), et continua son voyage de retour vers Rome, afin d’y mourir en paix. Hélas pour lui, une attaque d’apoplexie le foudroya à Sélinonte de Cilicie (en Asie mineure) le 9 août 117. Il avait soixante-quatre ans. Seules ses cendres revinrent à Rome, où on les inhuma dans une urne en or sous sa colonne. Le Sénat lui décernera le titre d’Optimus princeps, le « meilleur des princes », sans doute parce qu’il respecta constamment l’institution, mais peut-être aussi parce qu’il créa l’Institution alimentaire, au bénéfice des enfants pauvres.

C’est ainsi que finit le règne, qui dura presque vingt ans, d’un empereur, dont certains historiens prétendent qu’il fut peut-être celui dont l’œuvre fut la plus achevée, et qui amena l’Empire romain à son apogée territorial. Certains lui ont reproché ses persécutions vis-à-vis des chrétiens, mais à ce moment le christianisme balbutiant était considéré comme une religion subversive, ce qui n’excuse pas pour autant les persécutions, mais il faut tenir compte du contexte de l’époque. Bref, il n’était pas parfait, mais il ne lui a jamais été reproché les cruautés de certains de ses prédécesseurs. Néanmoins, pour l’histoire, il eut la chance, comme ce fut aussi le cas pour Nerva, d’avoir su gagner la gratitude d’un historien comme Tacite et d’un mémorialiste comme Pline, dont les témoignages furent décisifs devant le tribunal de la postérité.

A propos de Tacite, on ajoutera tout de même que ce grand avocat, plus grand que Cicéron lui-même aux yeux de Pline, a composé ses Histoires un peu selon les mêmes critères d’après lesquels il défendait ses clients, à savoir en faisant triompher ses thèses plutôt qu’établir la vérité. En revanche, malgré ses liens de proximité avec Trajan, on peut considérer que Pline était davantage digne de foi quand il fit le portrait de son empereur préféré. Il était incontestablement moins génial que Tacite, ses écrits étaient moins colorés, mais en définitive le meilleur de ce qui nous reste de lui est sans doute le plus précieux des témoignages portés sur la société de son temps, et les mœurs de cette société.

Michel Escatafal


Nerva et Trajan, deux grands empereurs dont l’œuvre fut magnifiée par Tacite et Pline

nervatrajanAprès l’assassinat de Domitien (empereur de 81 à 96), mort sans avoir le temps de se choisir un héritier, le Sénat décida de s’en choisir un à son goût en la personne d’un de ses membres. Il s’appelait Marcus Cocceius Nerva, et il était juriste, faisant de la poésie à temps perdu. C’était un homme sans histoire, n’ayant jamais montré la moindre ambition, ce qu’il allait prouver pendant les seize mois que dura son règne (septembre 96- janvier 98). En fait le choix sur Nerva fut fait parce qu’il avait soixante dix ans, et parce que son état de santé laissait à désirer (estomac), ce qui laissait penser que son règne serait court, ce qui fut effectivement le cas.

Cela étant, comme pour Titus, ces deux ans comptèrent dans l’histoire de l’Empire, au point de réparer la plupart des torts de son prédécesseur…ce qui lui valut de collectionner les opposants. Ces derniers lui reprochèrent de rappeler les proscrits, de distribuer des terres aux pauvres, d’avoir libéré les Juifs des tributs que Vespasien leur avait imposés, et plus encore d’avoir remis de l’ordre dans les finances. Du coup, les prétoriens mécontents de voir ce nouveau maître s’opposer à leurs brutalités, décidèrent de l’assiéger dans son palais, d’égorger certains de ses conseillers et de lui imposer de leur livrer les meurtriers de Domitien.

Ce dernier refusa tout net cette requête, et pour sauver ses collaborateurs leur offrit sa tête, ce qu’ils ne voulurent pas. Voyant cela, Nerva donna sa démission au Sénat, qui la refusa. Alors, à bout d’arguments et sentant sa fin arriver, il décida de poursuivre sa tâche jusqu’à ce qu’il se trouve un successeur capable de plaire au Sénat, empêchant ainsi les prétoriens d’en choisir un eux-mêmes. N’ayant pas de fils, il en adopta un, son choix se portant sur Trajan, sans doute le plus grand service que Nerva ait pu rendre à l’Etat. Trajan était un général qui commandait à ce moment une armée en Germanie. Pour l’anecdote, quand il apprit qu’on l’avait proclamé empereur, Trajan ne se troubla nullement, répondant au Sénat qu’il le remerciait de sa confiance, et qu’il viendrait assumer le pouvoir dès qu’il trouverait le temps…ce qui dura deux ans. Pourquoi autant de temps? Parce qu’il fallait qu’il règle le problème des Teutons.

Trajan était né en Espagne (septembre 53), d’une famille de fonctionnaires romains. Lui-même d’ailleurs était toujours resté un fonctionnaire, à moitié soldat, à moitié administrateur. Grand, robuste, de mœurs spartiates, très courageux, il formait avec sa femme Plotine ce qu’on pourrait appeler un couple idéal…pour l’époque. Plotine, en effet, se proclamait la plus heureuse des femmes parce que, si son mari la trompait de temps en temps, c’était toujours avec un garçon, jamais avec une femme. Trajan passait aussi pour un homme cultivé, emmenant toujours sur son char de général, Dion Chrysostome, célèbre rhéteur de l’époque, qui l’entretenait continuellement de philosophie…sans que Trajan ne l’écoute une seconde. En fait l’empereur se laissait bercer par la voix douce et claire du rhéteur, en pensant à tout autre chose, notamment aux frais qu’il faisait, à un plan de bataille, ou encore à un projet de pont.

Quand enfin il trouva le temps de ceindre le diadème, Pline le Jeune (61-112) fut chargé de lui adresser un panégyrique dans lequel il lui rappela courtoisement qu’il devait son élection aux sénateurs et qu’il devait donc recourir à eux pour toutes ses décisions. Trajan approuva ostensiblement ce passage, ce à quoi personne ne crut vraiment. On eut tort, car il observa strictement cette règle. A ce propos, on peut même dire que jamais le pouvoir ne lui monta à la tête. Même la menace des complots ne fit de lui un despote soupçonneux et sanguinaire, au point que quand il découvrit celui de Licinius Sura (40-108), important sénateur romain de Tarragone, il régla le problème en allant dîner chez lui. Et pour bien montrer à quel point il était sans peur, il mangea tout ce qu’on lui servait dans l’assiette, et se fit même raser par le barbier de Licinius.

Trajan était aussi un énorme travailleur, exigeant de tous ceux qui l’entouraient qu’ils soient comme lui. Par exemple, les sénateurs les plus fainéants étaient envoyés pour faire des inspections dans les provinces et les réorganiser, avec obligation de résultats. Les lettres qu’il échangeait avec eux, et dont quelques unes nous sont restées, montrent sa compétence et son activité. Ses idées politiques étaient celles d’un conservateur éclairé, faisant davantage confiance à une bonne administration qu’aux grandes réformes. Il excluait la violence, mais c’était quand même un grand militaire, ce qui veut dire qu’il savait recourir à la force si nécessaire. Ainsi, il n’hésita pas à faire la guerre à la Dacie (la Roumanie d’aujourd’hui), quand le roi Décébale (qui a régné de 87 à 106) vint menacer les conquêtes que Trajan avait faites en Germanie.

Il mena cette campagne en général brillant, battant Décébale obligé de se rendre. Trajan épargna sa vie et son trône, se limitant à lui imposer un vasselage. Cette clémence fut mal récompensée, Décébale la considérant peut-être comme un aveu de faiblesse de la part de Trajan, ce qui le conduisit à se révolter. Trajan recommença la guerre, battit de nouveau le félon, s’empara des mines d’or de Transylvanie, et, avec ce butin, finança quatre mois de jeux ininterrompus au cirque, avec dix mille gladiateurs pour célébrer sa victoire. Mais il ne se contenta pas de cela, puisqu’il lança aussi un programme de travaux publics destiné à faire de son règne un des plus mémorables dans l’histoire de l’urbanisme, du génie civil et de l’architecture.

Un gigantesque aqueduc, un nouveau port à Ostie, quatre grandes routes, l’amphithéâtre de Vérone comptent parmi ses travaux les plus remarquables. Mais le plus connu est le Forum de Trajan, dû au génie d’Apollodore (né entre 50 et 60 et décédé en 129), un Grec de Damas. Apollodore avait déjà construit (entre 102 et 104) pour Trajan le merveilleux pont des Portes de Fer sur le Danube, qui lui avait permis de prendre Décébale à revers. Pour élever la colonne qui se dresse encore en face de la Basilique Ulpia, on transporta de Paros (en mer Egée) dix-huit cubes d’un marbre spécial, dont chacun pesait cinquante tonnes, ce qui était une performance exceptionnelle pour l’époque. On y sculpta, en bas-relief, deux mille personnages dans un style  vaguement néo-réaliste, c’est-à-dire avec tendance marquée à représenter des scènes crues. Ces sculptures sont trop entassées pour être belles mais, du point de vue de la documentation, elles sont intéressantes, et c’est certainement cela qui plut beaucoup à Trajan.

Michel Escatafal